L’expertise du sociologue des religions Jean-Paul Willaime. Suite et fin de l’entretien.
Directeur d’études émérite à la section des sciences religieuses de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), où il a occupé de 1992 à 2015 la direction d’études « Histoire et sociologie des protestantismes», le sociologue français Jean-Paul Willaime est un grand Européen.
Son œuvre scientifique en porte la marque. Il a notamment publié un grand ouvrage de référence, aux éditions Fayard, intitulé Europe et religions, les enjeux du XXIe siècle (2004), et a piloté le réseau européen de l’Institut Européen En sciences des Religions (IESR, aujourd’hui IREL), après en avoir été directeur entre 2005 et 2010. Il s’est intéressé aux réseaux protestants et œcuméniques en Europe, aux dynamiques européennes de régulation du religieux (enjeu des laïcités) et à l’enseignement du fait religieux en perspective comparée (1). Dans le second volet de l’entretien d’été qu’il consacre à Regardsprotestants, il actualise pour nous ses réflexions sur les liens entre protestantisme, projet européen, et francophonie.
1/ Alors que l’Europe traverse aujourd’hui un moment de vérité avec la guerre en Ukraine, où situez-vous l’apport des cultures protestantes dans la réinvention du projet européen ?
Le projet européen, dès le départ, est confronté à la diversité des langues, des traditions religieuses et philosophiques, des cultures politiques, des formes d’Etat qui caractérisent les pays qui y participent. L’Europe respecte ces diversités tout en cherchant à promouvoir les éléments communs ; Unité dans la diversité est sa devise. Il s’agit, dans le projet européen, de renforcer l’unité non pas en abolissant les différences mais en partant d’elles. Si cela produit des effets d’européanisation, par exemple dans le domaine des relations Eglises-Etat, ce n’est pas par l’imposition d’un modèle qui viendrait d’en haut mais par une incubation plus ou moins rapide d’évolutions venant d’en bas. L’unité européenne est de nature fédérative, elle respecte l’identité des parties contractantes.
2/ « Unité dans la diversité », une formule familière dans les cultures protestantes ?
La construction fédérative de l’Union Européenne s’effectue à partir du constat de la diversité des contractants. En ce sens, on peut dire effectivement qu’il y a une certaine affinité entre le modèle européen d’unité politique et le modèle protestant d’unité chrétienne. En désacralisant l’institution ecclésiastique et ses autorités, en leur ôtant tout pouvoir de salut, le protestantisme a aussi contribué à la désacralisation du pouvoir politique. De là une conception fonctionnelle, plus modeste, du politique dont on reconnaît qu’il est impuissant à réaliser le bonheur individuel et collectif de l’homme. C’est un deuxième élément d’affinité entre culture protestante et projet européen. Un troisième élément d’affinité en découle : c’est le privilège accordé à une culture du compromis sur une culture qui, parce qu’elle considère l’adversaire politique comme un ennemi, cherche à écraser l’opposition. La comparaison entre les façons de gouverner allemandes et françaises est très éclairante à cet égard, de même que celle comparant la France avec les pays scandinaves et la Suisse.
« Former une communauté linguistique peut avoir des effets politiques »
3/ Dans La guerre des dieux n’aura pas lieu (2), au cours de votre entretien avec Martin Meunier, vous définissez la « construction européenne » comme une « grosse province » au sein de la mondialisation, avec une capacité à nourrir le « lien interculturel » (p.292-293). Pourrait-on dire la même chose de la francophonie ?
En s’engageant dans un processus de construction d’une « union » rassemblant des pays ayant chacun leurs particularités, l’Europe offre au monde un exemple de gestion politique de la diversité qui, tout en la reconnaissant, la dépasse. Un exemple qui privilégie les approches interculturelles et inter convictionnelles. La francophonie n’est pas un projet politique mais le fait de partager une même langue, de former une communauté linguistique, peut avoir des effets politiques. L’emploi du terme de communauté est significatif, la langue comme la nation et la religion constituent des médiations symboliques qui permettent de d’inscrire dans la mondialisation non pas comme un individu isolé mais comme un être relié à d’autres à travers divers liens communautaires.
4/ Et quelles implications pour le protestantisme du XXIe siècle ?
Quant au protestantisme post-confessionnel et post-national, n’incarnerait-il pas particulièrement une mondialisation convictionnelle se déployant à travers des réseaux réels et virtuels ? Assisterions-nous à l’émergence d’une nouvelle façon de faire communauté, une communauté réticulaire qui créerait du lien en se connectant à des flux plutôt qu’en agrégeant des stocks ? Dans ce temps de mobilités et d’incertitudes, le protestantisme déconfessionnalisé et dénationalisé n’est pas sans atouts pour relever l’immense défi que constitue cette nouvelle configuration sociétale.
(1) Jean-Paul Willaime, « L’enseignement relatif aux religions en Europe, évolutions et enjeux », dans Administration et éducation, 2015/4, n°148, p.141 à 147
(2) Jean-Paul Willaime, avec Martin Meunier, La guerre des dieux n’aura pas lieu, itinéraire d’un sociologue des religions, Genève, Labor et Fides, 2019