Le point de vue du sociologue Fabrice Desplan sur la diversification du protestantisme et les attentes de la population antillaise.
Entretien 2/2
Sociologue, spécialiste de l’adventisme, notamment auteur d’un ouvrage, en 2010, sur les attentes socio-culturelles de la population antillaise aux lendemains de la grève générale de 2009, animateur d’un blog[1], Fabrice Desplan poursuit, dans le second volet de cet interview, son analyse et pointe une demande d’action concrète adressée aux protestants.
1/ La créolisation est à la mode. Mais au-delà du slogan, dans quelle mesure en voyez-vous une traduction, ou non, dans la société française ?
La créolisation est de plus en plus vue comme une mixité culturelle, un melting-pot des temps modernes. Cela éloigne du sens historique.
Ernest Pépin, l’un des fers de lance de la créolité, me disait qu’il s’agit de l’acceptation des apports multiples du passé pour l’enrichissement du présent, en construisant un espace de reconnaissance mutuelle. Dit ainsi, la créolisation n’est pas un simple brassage mais la construction d’une grammaire nouvelle et commune. C’est une identité qui transcende les limites des particularismes pour mieux vivre ensemble. Une véritable ambition, peut être romanesque, d’une méta-identité qui transcenderait les différences pour une société apaisée. A l’heure où les barrières entre groupes sociaux et peuples s’érigent, la créolisation est plus une quête qu’un vécu. Sa traduction dans la société française reste un défi.
2/ Quelle analyse de sociologue portez-vous sur la diversification du protestantisme dans la région lilloise où vous vivez aujourd’hui ?
Le protestantisme nordiste n’échappe pas aux conclusions des enquêtes nationales. Le protestantisme luthéro-calviniste est présent dans l’espace urbain mais peu vivace. Une poche anglicane liée à la proximité de Londres vit dans une discrétion assumée. C’est du côté de la pluralité évangélique que l’on observe un dynamisme perceptible par une forte croissance et une stratégie de visibilité. Certaines communautés sont autonomes. La majorité est affiliée à une institution représentative (FPF, CNEF). S’il fallait retenir une évolution récente, ce serait le souci de marquer une identité nordiste dans la mouvance évangélique.[2] Elle tente aussi de se construire une identité locale plus affirmée, même quand cela ne se perçoit pas dans les appellations.
3/ Un accent sur le ré-encrage local ?
Oui, en effet. Après avoir insisté sur une identité globale forte de l’universalité du message évangélique, les groupes cherchent dans un mouvement de rééquilibrage à se localiser. La grande tendance à une authenticité basée sur le terroir, le localisme cht’i, touche l’offre religieuse proposée par les différentes Eglises. Ce qui n’empêche pas des liens francophones transfrontières très forts, en particulier avec la Belgique wallonne toute proche. Les échanges et relations évangéliques entre Charleroi, Bruxelles, Mons et l’agglomération lilloise sont intenses. Toutes proportions gardées, cela fait penser aux liens entre le protestantisme strasbourgeois et l’Allemagne toute proche. Mais avec la francophonie en partage dans le cas du Nord et de la France et de la Wallonie.
4/ La francophonie protestante aux Antilles est encore méconnue. Comment la percevez-vous, notamment dans ses positionnements face aux enjeux postcoloniaux ? (chlordécone, questions foncières etc.).
Ce champ impose de naviguer dans une société en tensions. Les protestants se sont historiquement positionnés en marge des problématiques politiques. Les groupes semblaient avoir trouvé une bonne distance des problématiques sociétales en construisant une image au-dessus la mêlée. La longue grève de janvier-février 2009 contre la vie chère a été un tournant[3]. La Guadeloupe a été bloquée durant 44 jours, et la Martinique durant 38 jours. Ce mouvement de mobilisation a laissé des traces. Alors qu’il se veut apolitique, le protestantisme antillais -où dominent évangéliques et adventistes– est désormais pris dans un étau.
5/ Cela signifierait-il que l’apolitisme protestant aux Antilles n’est plus compris ?
Il y a une demande d’action. D’un côté le silence protestant sur les enjeux sociaux et politiques des Antilles est critiqué par des organisations représentatives de la société civile, qui l’accusent d’anesthésier les luttes pour une quête des libertés. De l’autre, en interne, de plus en plus de membres veulent que la voix protestante soit force de proposition.
La population antillaise a de plus en plus rallié les Eglises adventistes et évangéliques au cours des 50 dernières années. Mais aujourd’hui elle veut autre chose que des discours.
Elle veut davantage de mise en pratique. Elle ne veut plus seulement les écouter, elle veut les voir faire, concrètement. Agir pour la justice. L’absence de visibilité dans l’engagement citoyen est critiquée dans les rangs et parfois de façon vigoureuse par la jeunesse et l’intelligentsia protestante. Voir la lettre ouverte de l’universitaire, auteur et rappeur Steve Gadet, qui a rencontré une adhésion massive dans les rangs évangéliques[4]. Cette tendance rencontre un succès croissant.
Face à la pollution des sols au chlordécone, le taux élevé de cancer des testicules, le scandale de l’accès à l’eau potable, la forte criminalité, l’exclusion sociale, la crise accrue de la représentation politique ou encore ce qu’on appelle, aux Antilles, « la profitation » (le fait de tirer profit de façon injuste), des initiatives pour une pacification ont émergé au sein de groupes évangéliques.
Des personnalités évangéliques pour la concorde civile s’affirment. Marche pour la paix, prières collectives, journée de jeûne, colloques, lettres aux décideurs… sont des initiatives venues d’églises ou d’associations affiliées. La tradition protestante de l’économie sociale et solidaire (Cf. Charles Gide) est mobilisée aussi via des projets concrets qui commencent à se mettre en place. Ainsi sur une foultitude de sujets, les églises passent d’une posture de retrait à des tentatives nouvelles d’activisme. Reste à voir si c’est une tendance conjoncturelle ou structurelle.
[1] Fabrice Desplan, « Sociologiser », http://www.dixmai.com
[2] C’est le cas de l’Eglise Lille Métropole de Wasquehal Conglomérat de trois communautés affiliées aux Assemblées de Dieu. On peut ajouter l’Eglise protestante Unie de Lille, Eau Vive de Lille, Le Phare de Lille, La source Douai, et de bien d’autres.
[3] Fabrice Desplan, Entre espérance et désespérance – Pour enfin comprendre les Antilles, Paris, Empreinte Temps présent, 2010.
[4] « N’hésitez pas à aller à la rencontre des gens hors campagne d’évangélisation ». Cf. Steve Gadet, « Lettre ouverte aux pasteurs de mon pays », le 25 juillet 2020.
Texte complet sur : https://www.madinin-art.net/lettre-ouverte-aux-pasteurs-de-mon-pays/