Lié à l’idée d’un savoir caché, l’ésotérisme est dans l’air du temps. Mais que signifie ce terme souvent dévoyé ? Quelles relations avec le christianisme, et le protestantisme en particulier ? Eclairage avec l’historien Jean-Pierre Laurant.
Cinq questions à Jean-Pierre Laurant, grand spécialiste de l’ésotérisme, qu’il a longtemps enseigné à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE/PSL).
1/ Comment définissez-vous l’ésotérisme, et quelle est aujourd’hui l’actualité de cette notion ?
C’est un mot valise que la prudence invite à utiliser toujours au pluriel. Ainsi l’ésotérisme savant diffère de l’approche commune fondée essentiellement sur l’occulte, le caché. Dans le premier cas, celui de l’ésotérisme savant, la situation est complexe selon la référence faite ou non à une science à côté des spéculations intellectuelles et mystiques : kabbale pour le judaïsme, gnose chrétienne ou soufisme pour l’Islam. De plus le contenu du mot « science » a changé. L’alchimie ou l’astrologie étaient centrales à la Renaissance, au moment où la notion d’ésotérisme a pris corps ; elles ont disparu au XIXe siècle du corpus scientifique. Enfin, « tradition » a connu la même volatilité que « science ». La contextualisation dans l’espace et dans le temps a donc joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la notion d’ésotérisme.
Antoine Faivre a donné dans Accès de l’ésotérisme occidental (1998) les composantes de base de cette nouvelle discipline universitaire : les correspondances entre le visible et l’invisible, l’idée que la nature et le cosmos sont vivants, le rôle central des médiations spirituelles et de l’imaginaire et l’expériences de la transmutation, la transmission venant en complément. Ces critères qui valaient aussi pour l’usage populaire furent peu contestés, à l’inverse de leurs applications.
En historien spécialiste du XIXe siècle, je définirais plutôt mon objet comme un rameau de la tentative romantique de réenchanter le monde ; la transmission constitue le pivot central du système qui reste, ou tente de rester, attaché à l’universalisme. Les glissements actuels des thématiques, avec l’intrusion du conspirationnisme, vont dans le sens des pratiques populaires plus que vers la spéculation abstraite. L’horizon du sociologue parait plus dégagé que celui du métaphysicien.
2/ Esotérisme et protestantisme semblent s’inscrire dans des démarches divergentes. Le premier valorise l’initiation, voire le secret, alors que le second démocratise l’accès au sacré, jusqu’à questionner la notion même de sacré. Discernez-vous pourtant des passerelles ?
Les divergences sont réelles mais à contextualiser elles aussi ; certes le vocabulaire lié au secret initiatique coule à plein-bords mais il se réfère au mode d’accès au sacré, aux rituels plus qu’au public potentiel. Dans l’ambiance anticléricale postrévolutionnaire les rappels de la gnose chrétienne rejetée par l’Eglise institutionnelle étaient bienvenus. De fait les sociétés initiatiques, à la suite de la Franc-Maçonnerie, se sont développées au rythme des progrès de la démocratie dans l’Europe de l’ouest. Au temps des Lumières déjà, comme l’a montré Pierre-Yves Beaurepaire, la convivialité maçonnique avait attiré les fidèles de toute origine, lassés des luttes et des exclusions réciproques (1) ; la situation devait profiter aux Catholiques en Angleterre, aux Protestants dans les pays latins et en France, principalement après la Révolution. Bref les Protestants ont peuplé en nombre les colonnes des temples et autres hauts lieux de l’ésotérisme ; les passerelles ont été étroites, mais nombreuses et surtout très fréquentées, et cela jusqu’à la Première Guerre mondiale.
3/ Parmi vos terrains de recherche, quel est celui qui vous a le plus confronté au terrain protestant ?
Incontestablement celui des origines. C’est en milieu protestant allemand que se sont constitués les mythes Rose+Croix qui ont ancré la notion dans un imaginaire fantastique avec la retraite en Orient de ces mystérieux sages. Au début du dix-neuvième siècle la volonté de réconcilier la science et la foi qui animait les ésotéristes a favorisé la vision protestante dans la mesure où le monde catholique était vent debout contre la modernité. Le modèle du savant uni au prophète avait trouvé sa préfiguration au temps des Lumières dans le personnage de Swedenborg, Suédois et protestant. Son biographe, un universitaire strasbourgeois, le pasteur Jacques Matter (1791-1864) est aussi le créateur du terme « ésotérisme » en français (2). C’était en 1828, dans son Histoire critique du gnosticisme, enracinant directement la notion dans ses origines chrétiennes. Le mot « ésotérisme » n’apparaît que sept ans plus tard en anglais (1835).
La situation a évolué au milieu du 19e siècle avec le « mage » Eliphas Lévi, prêtre défroqué et « Quarante-huitard » qui transposa en termes kabbalistiques ses acquis du séminaire Saint-Sulpice. L’occultisme « Belle Epoque », devint ensuite un phénomène très parisien, loin de ses origines socialisantes et révolutionnaires. Une exception de taille perdura cependant, dans la Franc-Maçonnerie où les protestants ont siégé en nombre sur les colonnes des principales obédiences.
4/ Quel regard portez-vous sur les liens entre religion et francophonie ?
La langue véhicule aussi une culture et un héritage. C’est pourquoi il importe, pour mieux comprendre les religions, de tenir compte de chaque univers linguistique. La création en langue française, par un protestant strasbourgeois, du mot « ésotérisme », cela a du sens !
5/ Vous êtes un grand spécialiste de René Guénon (3), qui a quitté le catholicisme pour l’islam égyptien, notamment au nom d’une volonté de mieux se rapprocher d’une Tradition spirituelle matricielle. A priori, cette démarche paraît très éloignée du protestantisme. Pourtant, aujourd’hui, quand on observe celles et ceux, en Afrique, qui quittent le catholicisme pour des Eglises postcoloniales, on s’aperçoit que les motivations rejoignent parfois le besoin de réincorporer des éléments traditionnels, cette fois non par l’islam, mais par des christianismes africains qui réemploient d’anciens répertoires (rôle des rêves et de la prophétie, notamment). Qu’en pensez-vous ?
Guénon estimait être en pleine possession de la Tradition primordiale. Il protesta par écrit public contre le terme de converti qu’on lui avait appliqué, étant « par nature inconvertible à quoi que ce soit », il déclara avoir pris « appui sur l’Islam » par commodité de vie dans une société authentiquement traditionnelle, une harmonisation entre la doctrine ésotérique inaltérable par nature et le vécu des temps sombres, au niveau du religieux. Il avait de plus hérité des préjugés antiprotestants les plus « basiques » de son milieu de naissance, identifiant la Réforme à une rupture pure et simple avec la Tradition ; au Caire sa réponse à un correspondant qui l’interrogeait sur les kharijites fut étonnante : « ce sont les protestants de l’Islam…une injure entre paysans égyptiens ». En revanche, à un autre, très proche, qui lui avait remarquer la présence de la Rose et de la croix sur le sceau de Luther, il avait avoué son embarras.
Du côté de l’Afrique, Guénon était violemment anticolonialiste. Il accueillit très favorablement les signes de réveil de traditions amérindiennes et africaines, à l’initiative de disciples comme Fritjhof Schuon aux États-Unis. Vu sous cet angle le rapprochement avec la situation actuelle se justifie tout à fait dans la mesure où son œuvre affirme que la révélation chrétienne est partie intégrante de la Tradition matricielle. L’histoire de l’intégration des cultures antiques confirme cette position et les jésuites au XVIIe siècle ont utilisé de fait dans leurs missions les textes traditionnels chinois confucianistes comme l’Ancien Testament de l’Empire du Milieu. En conclusion j’ajouterai une anecdote personnelle, un prêtre congolais de mes amis m’a dit doubler les paroles du rituel de consécration dit à voix haute avec les mêmes en Lingala à voix basse.
(1) Pierre-Yves Beaurepaire, Franc-maçonnerie et cosmopolitisme au siècle des Lumières, Paris, edimaf, 2014.
(2) Cf. Jean-Pierre Laurant, « La question de l’ésotérisme chrétien en France au XIXe siècle », Le défi magique (collectif), Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 57-62
(3) Sur l’intellectuel René Guénon (1886-1951), lire Jean-Pierre Laurant, René Guénon, Les enjeux d’une lecture, Paris, Dervy, 2006.