Jean-Arnold de Clermont, vous êtes l’une des figures les plus marquantes du protestantisme francophone de ces 50 dernières années. Quelle a été votre expérience la plus forte au service de la francophonie ?
La question a pour moi un côté surprenant. A priori je ne me suis jamais considéré comme étant au « service de la francophonie ». Mais tout bien considéré, c’était le protestantisme francophone qui me collait aux basques. J’en étais un représentant. Et dans cette perspective deux dimensions de mon ministère m’ont paru essentielles ; la relation à l’Afrique et la présidence de la Conférence des Eglises Européennes. Dans le premier cas, j’assumais un riche héritage missionnaire dont la signification allait bien au-delà de l’implantation d’Eglises protestantes nationales. Dans le deuxième, c’était la signification d’Eglises protestantes ‘minoritaires’ dont j’étais porteur, Eglises pour lesquelles le témoignage est plus important que le pouvoir.
Dans ces deux dimensions de mon ministère c’est bien l’héritage d’une histoire spécifique qui me portait. Il se trouve qu’il est très francophone (même si pour une bonne part je l’exprimais en anglais !).
Quel regard portez-vous sur les évolutions de la francophonie protestante ?
J’ai pour le moins quelques interrogations. Elles tiennent peut-être à la distance prise avec mes anciennes fonctions par déontologie et par le temps qui passe.
Toutefois je ressens assez douloureusement une perte d’intérêt pour la communauté que nous constituons, de fait, avec les Eglises d’Afrique nées de notre mission. J’entends avec inquiétude des dirigeants de ces Eglises dirent qu’ils ne nous voient plus. Recevons-nous des nouvelles des Eglises de Polynésie ravagées par la Covid ou de Nouvelle-Calédonie en plein référendum ? Est-ce au cœur des attentions de l’Eglise protestante Unie ? En dehors des Synodes, où nous conservons des relations ‘internationales’, y a-t-il une volonté de placer nos Eglises dans cet espace œcuménique où elles ont quelque chose de spécifique à donner et à recevoir ? Localement, ici ou là, certainement ? Globalement, j’en doute parfois. Quant à la KEK ou au COE qui nous en parle ?
Vous connaissez intimement la République Centrafricaine. Comment analysez-vous l’évolution des choses dans ce pays meurtri ? Quel rôle y jouent les Eglises protestantes ?
Le pays ne sort pas d’une crise qui dure depuis bientôt dix ans sinon depuis bien plus longtemps. Et elle perdurera tant que les puissances étrangères (régionales, Tchad et Congo, et internationales, Russie et France) en feront un terrain de leurs affrontements diplomatiques mais aussi tant que les dirigeants de ce pays trouveront intérêts financiers pour eux-mêmes et leurs clans.
Les Eglises (il faudrait dire les communautés religieuses pour y associer une part des communautés musulmanes) ont joué un rôle certain de vigilance et de conscience morale. Le Cardinal, le Pasteur et l’Imam en ont été des figures reconnues. Des tensions internes rendent ce témoignage moins évident, mais elles se heurtent principalement à l’autisme des dirigeants.
Quant aux protestants, majoritaires dans le pays, ils n’ont pas su encore faire de l’Alliance des Evangéliques une vraie « Fédération » qui trouverait une parole commune malgré leur extrême diversité.
Le protestantisme francophone connaît le rôle que vous avez joué, dans de multiples instances (FPF, DEFAP, APATZI, Pharos…) pour défendre les libertés. En la matière, quel serait aujourd’hui le dossier qui vous paraît le plus sensible ?
Sans aucun doute pour moi, le dossier sur lequel le protestantisme francophone a le plus à apporter est celui des migrations. Qu’il le reconnaisse ou non, il a dans ses gènes bibliques et historiques une compréhension du statut de migrant. Mais il a aussi dans ses relations avec l’Afrique et le Moyen-Orient une capacité de connaissance des moteurs des principales migrations de notre temps. Enfin, et peut-être surtout, il a à travers ses engagements en France une expérience, certes modeste, de l’accompagnement des migrants et de celles et ceux qui leur ‘ressemblent’ ? Je pense bien sûr à la Cimade et ses décennies d’engagements, à la Fédération de l’Entraide protestante avec les couloirs humanitaires portés avec succès depuis plusieurs années, à l’Association protestantes des amis des Tziganes qui expérimente au quotidien l’accompagnement juridique de « Français nomades ». Merci d’avoir évoqué l’Observatoire Pharos et son attention au pluralisme des cultures et des religions dont les responsables ont un lien très fort avec les Eglises de France.
Il demeure que ce « dossier » demande des investissements considérables pour refuser les postures idéologiques et tenir compte de la complexité des situations. Le protestantisme ne pourra le porter seul. Mais il serait à mes yeux en mesure de susciter à l’international un organisme de même nature que le GIEC pour le climat, qui réunisse des spécialistes et leur permette de trouver une audience tant dans la prévision que la prescription, autour des questions migratoires.
Interrogé il y a 10 ans dans un livre d’entretiens avec Bernadette Sauvaget, vous affirmiez, face à la montée des peurs, « qu’une forme de culture protestante (…) nous libère quant à l’avenir et nous permet d’être en dialogue » (Une voix protestante, Desclée, 2011, p.170) Comment actualiseriez-vous cette formule dix ans plus tard, à l’heure d’une pandémie sans fin ?
Je disais cela en rapport avec la « peur de l’Islam ». Je ne peux, même dix ans plus tard, même après les attentats et les conflits, que tenir les mêmes propos. Ils sont fondés dans deux convictions. L’une « évangélique » : Par notre baptême nous sommes unis au Christ, morts avec lui pour vivre avec lui d’une vie nouvelle (Romains 6). Notre avenir est en lui. Nous n’avons pas à être préoccupés par notre propre réussite mais par la vérité de notre engagement. Nous échouerons parfois, souvent peut-être. La réalité de la mort reste présente dans notre vie mais sans le pouvoir de nous séparer de la vie en Christ, de nous relever avec lui.
L’autre conviction, peut-être acquise en Afrique, est celle de l’unité de l’humanité. Je suis pour les autres mais aussi par les autres, à moins de m’enfermer dans une solitude invivable. Et cela n’est vrai que dans le dialogue, « des cultures et des religions, dit l’Observatoire Pharos ».
Puisque vous évoquez la pandémie, j’y trouve le mot de la fin : elle nous a appris au moins deux choses : le risque terrible de nous enfermer ; nous en avons mesuré l’horreur. Et la modestie dans la plus grande science. J’ai apprécié que les meilleurs scientifiques, capables de nous aider à affronter avec succès cette pandémie, aient su dire leurs limites, leur apprentissage au quotidien. J’y vois une parabole pour notre société humaine, capable du meilleur, si elle sait rester modeste et apprenante de l’expérience dialoguante au quotidien.