Dans un pays en proie à de fortes turbulences politiques, quel rôle joue notamment le protestantisme en matière de régulation et d’apaisement ?
Première république noire indépendante de l’histoire contemporaine, Haïti traverse aujourd’hui de violents soubresauts et une violence endémique qui atteint des niveaux record. En témoigne l’assassinat du président en exercice, Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021. Quel rôle jouent les religions, et notamment le protestantisme, en matière de régulation et d’apaisement ?
Ce Fil-info Francophonie a proposé quatre articles, en 2016, pour dessiner l’histoire du protestantisme en Haïti jusqu’à ses reconfigurations récentes. L’essor d’Eglises de type pentecôtiste et prophétique y était signalé comme tendance majeure. Cette évolution s’est accélérée au cours des cinq dernières années, en dépit des turbulences.
La caractéristique majeure qui a marqué les cinq dernières années du protestantisme haïtien, après les célébrations du bicentenaire en 1016 (1), est le rôle de tout premier plan joué désormais par de grands ministères évangéliques francophones africains. Deux temps forts, en particulier, ont profondément marqué le pays.
Campagne In Ayiti (2018) : Sanogo, Castanou et Toussaint pour une thérapie holistique
C’est au cours du mois de janvier 2018 que s’est déployée en Haïti une campagne d’évangélisation de masse, inédite dans sa structure et son ampleur. Appuyée sur le territoire circulatoire de la francophonie, elle est portée par protestantisme évangélique d’expression africaine, via des ministères issus de trois continents : Amériques, Europe, Afrique. Son nom : In Ayiti. Initiée au départ par le pasteur haïtien Grégory Toussaint, de la megachurch Tabernacle of Glory à Miami, la campagne In Ayiti a été annoncée du 1er au 26 janvier 2018. Ses phases principales ont eu lieu du 5 au 13 janvier. In Ayiti impliqua en particulier ces grandes églises et ministères qui ont conjugué leurs efforts :
- D’abord, le partenaire Grégory Toussaint, basé en Floride, vecteur du soutien des diasporas haïtiennes aux Etats-Unis.
- Ensuite, le pasteur Yvan Castanou, basé en France, fondateur de la megachurch francilienne Impact Centre Chrétien (ICC), apte à mobiliser de nombreuses équipes de bénévoles venus d’Ile-de-France mais aussi de tout le réseau transnational ICC (Europe-Afrique-Caraïbes).
- Enfin, le pasteur ivoirien Mohamed Sanogo, de la megachurch Vases d’honneur à Abidjan, étoile montante des nouveaux ministères évangéliques de la francophonie d’Afrique de l’Ouest.
300 volontaires venus sur place, ainsi que 2500 bénévoles haïtiens, ont contribué à la campagne. In Ayiti a consacré la collaboration, à une large échelle, de trois ministères francophones emblématiques de l’essor actuel des Eglises évangéliques postcoloniales, aptes à une projection internationale encore réservée, il y a 40 ans, aux grandes organisations européennes ou américaines. In Ayiti a conjugué évangélisation, enseignement, distribution de vivres et offre de services médicaux gratuits ; le président haïtien lui-même, Jovenel Moïse, est venu rencontrer les organisateurs, et prier avec eux. La campagne aurait attiré, au total, plus de 150.000 personnes. 5000 personnes auraient reçu des colis alimentaires Les foules se sont en particulier pressées dans les grands rassemblements au stade Sylvio Cator (20.000 places), jusqu’au 13 janvier 2018. Cette soirée de clôture, dans un stade bondé, marqua la fin de la campagne principale poursuivie cependant jusqu’à fin janvier, mais sans la présence des trois pasteurs Castanou, Toussaint, Sanogo et de leurs épouses.
Les enseignements et sermons, portés par la foi évangélique, investissent aussi les répertoires de l’entreprise, du refus de la fatalité, de l’apprentissage de la confiance en soi, de la fierté noire. Accompagnés par une action sociale montrée en exemple, In Ayiti illustre un changement de paradigme en cours dans la francophonie : désormais, les grands ministères francophones internationaux relèvent de moins en moins des héritières des Eglises coloniales. Le relai est passé à des ministères afro-évangéliques porteurs d’un message d’émancipation dépourvu du « White Savior Complex » (complexe du sauveur blanc).
Campagne 2019 de Marcello Tunasi : l’accent sur l’éducation
Un an plus tard, fin mars 2019, c’est au tour du pasteur d’une megachurch congolaise de faire sensation en Haïti. Il s’agit de Marcello Tunasi, une des figures phare de l’évangélisme ouest-africain francophone, à la tête de la megachurch La Compassion, à Kinshasa (République Démocratique du Congo). Dans le cadre de Six soirées de louange organisées à Port-au-Prince puis aux Gonaïves avec un pool d’Eglises protestantes évangéliques, il délivra en particulier une intervention choc, devant une foule immense, aux Gonaïves. Sans hésiter à provoquer, Marcello Tunasi exhorte son audience haïtienne rassemblée au Parc Vincent à sortir d’une vision trop enchantée du monde, où tout serait la faute du vaudou. « On vous a dit qu’Haïti est dans la situation qu’elle est à cause du vaudou. Je vous dis que c’est faux. Arrêtez de mettre tout sur le dos du vaudou. Le tremblement de terre n’en est pas un résultant, mais plutôt la cause de la position géographique d’Haïti . Il s’enflamme aussi pour défendre une vision non-occidentale, et non-coloniale de la Bible.
Non, la Bible n’est pas le livre du colonialiste :
« La Bible n’est pas le livre du colonialiste. Parce que la Bible elle-même est contre le racisme. (…) La Bible reconnaît l’Egypte, reconnaît l’Afrique comme étant la puissance mondiale au temps de Moïse. La Bible reconnaît qu’il y avait une nation africaine qui était la plus puissante de la terre. Si la Bible était la Bible du colonialiste elle n’allait pas reconnaître que les Africains pendant un temps, dominaient la terre ! (…) Les colonisateurs qui sont venus au milieu de vous étaient des apostats, c’étaient des faux serviteurs de Dieu, c’était une Eglise qui avait abandonné Dieu. Qui utilisait maintenant la Bible pour avoir l’argent. Mais ce n’est pas pour autant que la Bible est mauvaise, parce qu’elle était mal utilisée. On l’a mal utilisée, mais la Bible est une bonne Parole ».
Le pasteur congolais poursuit en appelant la population de Haïti à sortir des divisions et à investir sur l’éducation.
« Si Israël, pendant qu’ils devaient traverser la Mer Rouge, commençaient à se chamailler, Pharaon allait les rattraper, et vous au lieu de traverser la Mer Rouge, vous vous chamaillez, vous vous chamaillez, vous vous chamaillez, et puis Pharaon vous attrape, et vous ramène en servitude. Vous qui avez étudié, vous qui êtes des têtes pensantes, utilisez votre intelligence, avec le Saint-Esprit, pour développer votre nation, c’est pourquoi l’Eglise doit pas engendrer que des pasteurs, elle doit engendrer aussi des juristes, des économistes, des professeurs, pas seulement des pasteurs et des prophètes, on ne veut pas simplement des pasteurs, « toi tu seras pasteur, toi tu seras pasteur, non ! Toi aussi tu seras ministre, toi tu seras avocat, toi tu seras tu seras aussi…. nous ne devons pas seulement avoir ‘pasteur pasteur pasteur pasteur’ ! Nous ne devons pas seulement engendrer des Eglises, nous devons aussi engendrer des entreprises, pas seulement des Eglises, des écoles, des hôpitaux, des entreprises ! Pas seulement des Eglises ! » (2)
Ces deux missions spectaculaires conduites par les pasteurs Toussaint, Sanogo, Castanou (2018), puis Tunasi (2019), confirment les reconfigurations du protestantisme haïtien, avec le rôle joué, en particulier, par des Eglises évangéliques postcoloniales de type charismatique, et le rôle coopératif de la diaspora (pasteur Grégory Toussaint). Mais on discerne aussi certains éléments nouveaux. Haïti a expérimenté, dans les cinq années qui ont suivi le bicentenaire du protestantisme haïtien (2016), l’impact de ministères francophones portés non plus par des logiques Nord-Sud, mais Sud-Sud.
Quelles suites ? Il est trop tôt pour le dire. Mais on remarquera avec intérêt que ces évolutions se démarquent d’une « mono-économie des miracles » où tout se règle par le combat spirituel, au profit d’une approche plus holistique qui met aussi en avant le travail, l’action sociale, l’émancipation par l’école et l’entreprise, porté par la promesse de restauration que ces Eglises puisent dans l’Evangile. Des solidarités chrétiennes Sud-Sud manifestement attendues par un peuple haïtien en quête d’un nouveau printemps.
(1) Vijonet Demero et Samuel Regulus (ed), Deux siècles de protestantisme en Haïti (1816-2016), Implantation, conversion et sécularisation, Québec, ed. Science et Bien Commun, 2017.
(2) Pasteur Marcello Tunasi, prédication lors des « Soirées de gloire » en Haïti, 28-30 mars à Port-au-Prince, 2-4 avril 2019 au Parc Vincent, Gonaïves (transcription d’après vidéo)