Pour de nombreux chrétiens francophones, le théologien luthérien africain Kä Mana était un « maître ». Pour ne pas dire un géant. Il s’en est allé il y a quelques jours, emporté par l’épidémie de Covid19.
Le journal de RDC Le Monitor le qualifie de « Duc de la pensée congolaise ». Lucie Sarr le décrit, à raison, comme un « penseur incontournable de la théologie africaine mais également un philosophe et un analyste politique » (1), auteur ou co-auteur de près d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux articles de fond. Président du Pole Institute (région des Grands Lacs, RDC), il s’en est allé, à l’âge de 67 ans, emporté par la recrudescence de l’épidémie de Covid19 qui frappe actuellement Goma et tout le Congo RDC.
Kä Mana est un pseudonyme. Son nom est Godefroid Mana Kangudie. Docteur en philosophie de l’Université libre de Bruxelles, docteur en théologie de l’Université de Strasbourg, ce théologien fécond et audacieux n’a cessé d’enseigner et de publier depuis les années 1980. C’est lors d’un séjour de deux ans au Caire (Egypte), grâce à une recommandation faite par le pasteur helvétique Martin Burkhard, que j’ai découvert sa pensée, en 1994, au travers d’un article de synthèse paru dans le Bulletin du Centre Protestant d’Etudes (Suisse romande). Il a publié plusieurs travaux majeurs, dont Théologie africaine pour un temps de crise : christianisme et reconstruction (Karthala, 1993), et Christ d’Afrique, enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ (Karthala, 1994). Dans de nombreuses universités, on a également commencé à étudier son oeuvre, et publier des analyses critiques, comme celle de Sébastien Sasa Nganomo Babisayone en 2010, ou de Laurent Lwanga Falay en 2017 (2).
Appuyé sur une vaste culture théologique, mais aussi une excellente connaissance des contextes historiques et socioéconomiques des sociétés africaines, il estimait qu’il était temps de dépasser deux paradigmes. Le premier, qu’il appelle celui de la « quête d’identité », renvoie à la recherche de valeurs africaines spécifiques par des peuples un temps dépossédés de leur culture. Ce paradigme identitaire correspond « à des impératifs de survie dans l’univers colonial », qui appartiennent désormais au passé. Le second est celui de la « libération », marquant l’indépendance du continent et le refus de la domination de l’Occident, et de sa pensée, sur les Africains. Aux yeux de Kä Mana, ce second système de pensée recycle, en fait, des éléments précoloniaux qu’il s’agit aujourd’hui de dépasser. C’est la raison pour laquelle il a plaidé, durant près d’un demi-siècle, pour le déploiement d’un troisième paradigme, résolument postcolonial : la théologie de la reconstruction. Cette théologie de la reconstruction selon Kä Mana comporte deux versants. Un versant de dévoilement des « idéologies de l’inhumain », et un versant de déploiement d’un Christ vivant, actualisé par et pour les Africains, « ferment anti-fatalité », fondé sur un imaginaire restauré.
Dévoiler les « idéologies de l’inhumain »
Parmi les « idéologies de l’inhumain », quatre, en particulier, se détachent.
- Le « système pharaonique » désigne un mode d’oppression fondé sur la domination d’un appareil d’Etat corrompu et gourmand. En analogie avec la figure de Pharaon dans la Bible, Kä Mana vise ici le potentat à Parti Unique, à la tête d’un pays jusqu’à sa mort. Le « pharaonisme » est une plaie dont souffrent aujourd’hui encore plusieurs Etats africains.
- Les « idéologies baalistes » constituent un second type, qui renvoie à la divinité cananéenne de Baal, dans la Bible. Kä Mana les décrit comme des identifications aux divinités du sol et du sang « qui sèment la haine, la violence et la division », au nom de métaphysiques ethniques qui font fi de la fraternité humaine.
- Le théologien Kä Mana pointe aussi les « lois d’airain de Mamon », autre forme d’inhumanité fondée sur l’Avoir, la cupidité; elles fonctionnent à la fois sur une logique individuelle, mais aussi au sein de mécanismes collectifs d’ »enrégimentement des individus » au service d’une économie de prédation.
- Enfin, il dénonce la « pharisaïte », en référence aux Pharisiens contre lesquels, d’après les récits des Evangiles, Jésus-Christ s’est plusieurs fois opposé. Il entend par là une pathologie sociale qui promeut la dislocation de l’être, forgeant des êtres-humains habités par la duplicité, « incapables d’aimer vraiment », dit-il. Avec des conséquences directes, notamment sur les femmes, victimes de violences systémiques qu’il dénonce, en 2005, dans un opuscule co-signé avec Hélène Vinda (3).
Déploiement d’un Christ vivant, par et pour les Africains
Le second grand volet de la pensée théologique de Kä Mana porte sur le déploiement d’un Christ vivant dans les sociétés africaines du XXIe siècle. Il entend par là un Evangile vécu, qui rende visible le Christ des Ecritures au travers d’une présence au monde qui déconstruit les structures iniques et promeut travail, fraternité, solidarité, « foi conquérante », résistance, fécondité et intériorité créatrice, entre autres axes d’engagement.
Avec notamment deux enjeux : d’abord, évangéliser les institutions, en changeant « les cultures et les structures injustes », et ensuite, « réorienter l’imaginaire africain dans son ensemble », en s’appuyant sur les trois questions éthiques du philosophe protestant Emmanuel Kant : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Il plaide pour dépasser la culture du ressentiment et de la revanche, pour s’appuyer avec confiance, en priorité, sur les immenses ressources spirituelles et culturelles de l’Afrique. Il affirme : « il ne s’agit plus de vivre la mission comme la mission des autres chez-nous, mais notre mission sur nos propres terres » (4). Et il invoque la dynamique messianique, tension entre le déjà-là et le pas encore, pour galvaniser le courage de celles et ceux qui oeuvre à un monde plus juste. Ces dernières années, les turbulences qui marquèrent l’histoire récente du Congo RDC le motivèrent pour écrire, avec Fred Mulumba L’Afrique et l’ordre néolibéral planétaire (ed Universitaires Européennes, 2019), dans lequel il réfute l’accoutumance à une « culture du désespoir » en misant sur « l’esprit créateur de la jeunesse ». Le cap sur l’espérance, jusqu’au bout.
(1) Lucie Sarr, « Kä Mana, célèbre théologien congolais, est mort », La Croix, 19 juillet 2021
(2) Sébastien Sasa Nganomo Babisayone, L’évangélisation chez Kä Mana, théologien congolais. Lieu et ferment pour la construction d’une Afrique nouvelle, L’Harmattan, 2010 ; Laurent Lwanga Falay, La pensée du philosophe Kä Mana, Redynamiser l’imaginaire africain, L’Harmattan, 2017
(3) Hélène Vinda et Kä Mana, Manifeste de la femme africaine : contre le système de violence envers les femmes et pour un nouveau chemin d’humanité, Bafoussam, CIPCRE, 2005
(4) Kä Mana, « L’Eglise africaine et la théologie de la reconstruction, réflexions sur les nouveaux appels de la mission en Afrique », Bulletin du Centre Protestant d’Etudes, Genève, août 1994, n°4-5, p.42