La francophonie protestante au Soudan du Sud est balbutiante. Décryptage avec le sociologue Sébastien Fath.
La francophonie protestante au Soudan du Sud est balbutiante. Beaucoup de choses n’en sont qu’à leurs débuts dans ce pays neuf, indépendant seulement depuis le 9 juillet 2011, dépourvu d’infrastructures étatiques. Avec une population d’à peine 12 millions d’habitants (estimation), ce pays grand comme la France est une Babel linguistique, qui ne compte pas moins de 80 langues.
L’anglais en tête de liste
À la lumière des dispositions constitutionnelles de 2011, l’anglais a remplacé l’arabe jadis imposé par le Soudan. Bien que l’anglais ne soit guère parlé par la population, il a été préféré, comme langue officielle, par souci de se différencier du Soudan du Nord (puissance oppressive), et par volonté de se rapprocher des voisins anglophones, en particulier l’Ouganda et le Kenya. Le gouvernement formé autour du président Salva Kiir estimait aussi qu’avec l’anglais, le pays s’insérerait plus facilement dans le concert des nations.
La principale Eglise protestante du pays, l’Eglise Episcopale du Soudan du Sud, a bénéficié de ces choix linguistiques. Cette grande Eglise, héritée de la période coloniale, est en effet insérée dans la communion anglicane, au sein de laquelle la langue anglaise dispose d’un statut largement privilégié. Ses pasteurs et évêques, via leur formation, connaissent tous l’anglais. Quant aux autres Eglises protestantes, y compris évangéliques, pentecôtistes, prophétiques, elles ont peu ou prou tiré avantage de l’option anglophone choisie par le pays. Venu en octobre 2012 pour une croisade géante à Djouba, la capitale, c’est en anglais que l’évangéliste Franklin Graham a harangué 98.000 auditeurs… avec traduction en arabe. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas place pour la francophonie? Proposé en principe dans les lycées sud-soudanais, le français reste le parent pauvre d’un enseignement des langues qui souffre, comme bien d’autres domaines, d’un cruel manque de moyen. Alors, tout pour l’anglais ? Ce serait oublier trois facteurs d’impact.
Vecteurs d’impact de la francophonie au Soudan du Sud
Le premier est le voisinage immédiat de deux pays africains francophones. La République Centrafricaine et la République Démocratique du Congo (Kinshasa) partagent tous deux une frontière avec le Soudan du Sud. Cette frontière commune se déploie sur un total de 1000 kilomètres. Des dizaines de milliers de personnes transitent régulièrement d’un pays à l’autre. Dont bien des francophones.
Le second facteur d’impact est la dynamique géopolitique de la francophonie en Afrique. Ilyes Zouari, président du Centre d’étude et de réflexion sur le monde francophone (CERMF), fait observer que le très vaste espace francophone africain connaît depuis quelques années un rattrapage économique par rapport à l’aire anglophone (1). Actuellement, l’Afrique francophone ne compte plus qu’un pays – le Burundi – parmi les cinq plus pauvres du continent (Soudan, Soudan du Sud, Somalie, Malawi).
Le troisième facteur d’impact est la politique volontariste menée par la France, et à un moindre degré par le Canada, en faveur de la francophonie sud-soudanaise. Depuis la création dès 2011 sous la houlette de l’Ambassade de France, d’une antenne de l’Institut français du Soudan à Djouba, autonomisé depuis, l’offre en cours de français progresse. Au fil de plusieurs visites à l’institut français de Djouba en 2012, 2013, 2019, force est de constater que l’assiduité des étudiantes et étudiants sud-soudanais ne baisse pas. Les cours de français tout niveau proposés par l’institut français attirent du monde ! En 2015, l’Institut Français faisait état de 500 inscrits, enseignés par 10 professeurs. Nombre d’entre eux réussissent le DELF ou le DALF (examens officiels).
A ceci s’ajoutent des cours ciblés dispensés à l’extérieur, comme au Ministère de l’agriculture, dans des ONGs, au comité olympique sud-soudanais… La demande est là, et les autorités françaises font de leur mieux pour y répondre, en dépit d’un contexte difficile qui conduit à ajourner ou réduire nombre de projets : l’envoi d’enseignants sud-soudanais en France pour une formation linguistique accélérée a ainsi été mis en mode pause en raison de la guerre civile survenue fin 2013 ; la fête de la francophonie, prévue le 20 mars 2020 à Djouba (en collaboration avec le Canada et la Suisse) a également été reportée.
Mais le potentiel francophone reste énorme, dans un pays meurtri où tout est à construire. Les Eglises, désireuse d’ouverture et de partenariats avec l’Europe, ne sont pas les dernières à souhaiter s’approprier la langue française, en dépit d’échanges qui restent très réduits. En octobre 2017, la visite d’une semaine à Djouba et Rumbek de Frère Aloïs, prieur de la communauté œcuménique de Taizé (France), fait figure d’événement pionnier. Rares sont celles et ceux qui osent de telles visites, dans un pays à peine sorti de la guerre civile. Mais lorsqu’on a ce privilège d’aller sur place, quelle récompense ! Dans les Eglises, un vibrant désir d’ouverture et d’échange s’exprime. Rencontrer la jeunesse protestante sud-soudanaise, c’est faire l’expérience d’une soif de nouveaux horizons, loin des postures blasées. Que ce soit à l’occasion d’une réunion protestante, ou à la sortie du centre de formation anglican de Djouba, bien des voix affirment, en chœur, souhaiter apprendre le français.
(1) Ilyes Zouari, « La montée en puissance de l’Afrique francophone », La Nouvelle République, 23 août 2020 (online)