Contemporaine de Calvin, la première francophonie protestante s’est déployée jusqu’au Brésil. Qui s’en souvient ? La mémoire collective l’a oublié, mais les documents restent.
A trois reprises différentes, entre l’année 1540 et l’année 1565, la couronne de France a entrepris, avec l’aide de protestants, de mettre en place une colonie dans le Nouveau Monde. Le huguenot Roberval échoue sur les rivages du Saint-Laurent (Canada actuel), tandis que plus tard, en Floride, les Espagnols massacrent les colons protestants venus s’établir. Entre ces deux tentatives se déploie l’épisode brésilien de la “France antarctique” (1555-1560), sous la houlette de l’amiral Nicolas Durant de Villegagnon.
Une colonie, des Huguenots et un imbroglio brésilien
Arrivés par vagues dans l’actuelle baie de Rio, les colons français, partagés entre catholiques et protestants, ont pour objectif d’établir une colonie au nom du Roi de France. Et si ce Brésil à naître parlait français ? L’insaisissable “rouge Brésil”, décrit par Jean-Christophe Rufin dans un roman magistral[1] s’accommoderait-il de la fleur de Lys? L’amiral de Villegagnon se veut tolérant. Catholique, mandaté par Coligny, il va jusqu’à s’adresser à Jean Calvin lui-même pour obtenir des renforts huguenots. Il en a besoin, la situation locale s’avérant délicate. Les “gens de la nouvelle foi” sont alors nombreux dans le Royaume de France. Ils ne connaissent pas encore cette marginalité qui va peu à peu, au fil des guerres de religion, les reléguer en périphérie du jeu politique et colonial. Plusieurs centaines d’entre eux se joignent à l’aventure brésilienne de Villegagnon. Mais les grains de sable s’accumulent, et grippent la fragile mécanique coloniale. Premier obstacle, la discorde entre les deux confessions chrétiennes, qui envenime la situation. Second problème : le caractère difficile de Villegagnon, trop rigide, cassant, autoritaire jusqu’à l’arbitraire. Troisième défi : les défections, nombreuses, en direction des Indiens. Ces difficultés font faire échouer l’entreprise, d’autant que la menace militaire portugaise est trop forte. Entre 1555 et 1560, la tentative coloniale française au Brésil se solde par un désastre : le 17 mars 1560, les Portugais finissent par raser le Fort Coligny, quartier général de la colonisation française. Le Brésil échappe à la France, et se rattachera durablement à la lusophonie catholique. Les derniers Français restés en terre brésilienne, et unis aux indiens, sont défaits en 1566-67 par les Portugais, qui fondent, presque dans la foulée, ce qui deviendra Rio de Janeiro.
L’échec colonial français est cuisant. La France Antarctique et ses huguenots des grands horizons n’est plus qu’un souvenir. Mais l’aventure est marquante, particulièrement du côté protestant. Le pasteur français Jean de Léry nous a laissé un récit saisissant des dix mois qu’il a passés au contact des Indiens Topinambas. Les premiers habitants du Brésil fascinent, et deviennent un miroir des questions du siècle. Cannibales ? Certes. Mais libres, vertueux, nus comme Adam et Eve avant la Chute. Frère lointain du huguenot persécuté, teinté de nostalgie primitiviste, l’indien du Brésil renvoie presque, sous la plume du chroniqueur huguenot, à un paradis perdu, l’Espagnol et le Portugais catholique jouant le rôle du diable…
Corsaires peu recommandables…
Ces protestants francophones partis aux antipodes n’étaient pourtant pas tous, loin s’en faut, des rêveurs de grands horizons, encore moins des disciples de la non-violence pratiquée par Jésus-Christ. En témoigne la tragique histoire de ceux qu’on appelle “les Quarante martyrs du Brésil”, désignés aussi comme les ‘Martyrs de Tazacorte’. Ce groupe de quarante jeunes jésuites, comprenait 32 Portugais et huit Espagnols, partis évangéliser le Nouveau Monde. Il fut arraisonné par des corsaires huguenots français, lors de son voyage vers le Brésil. L’épisode se produit cinq ans après l’échec de la France Antarctique de Villegagnon. Capturés au large des Canaries, retenus prisonniers, brimés, ces prêtres catholiques ont été finalement jetés à la mer le 15 juillet 1570 par les huguenots. Un seul survivant réchappa, témoin ultérieur du drame. Ces martyrs catholiques assassinés par des protestants français témoignent de la dureté des temps, et des ravages d’une intolérance religieuse où les options choisies engageaient la vie, et la mort.
De courte durée, l’épopée contrastée des Huguenots français au Brésil est longtemps restée dans l’ombre. Il faut créditer Henri Hauser pour son travail pionnier, dans une copieuse étude publiée en 1937 dans le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français[2] (BSHPF). Plus récemment, on doit à Frank Lestringant[3] d’avoir revisité avec érudition et passion ces épisodes oubliés de la “France Antarctique” où se sont entrecroisés, le temps de quelques traversées transatlantiques, Brésil et première francophonie protestante.
[1] Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, Paris, Gallimard, 2003 (Prix Goncourt).
[2] Henri Hauser, “Les huguenots français au Brésil (1560-1584) d’après les documents portugais”, BSHPF, vol 86, avril-juin 1937, p.93 à 115.
[3] Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage : l’Amérique et la controverse coloniale en France au temps des guerres de religion, Paris, Klincksieck, 1990.