Entre pénurie d’essence et manifs contre la loi travail, la société française s’enfonce dans la sinistrose. Rarement le besoin d’évasion n’aura été si grand. Et si le Gospel nous aidait à aller mieux ?
Si on se penchait sur la manière dont le Gospel francophone, toujours aussi populaire, impacte aujourd’hui ses publics. Face au mal, au stigmate, aux dominants, à la tentation de la vengeance, cette musique ancrée dans le protestantisme propose des réponses.
Devant la réalité du mal, de la souffrance sous toutes ses formes, il arrive que le Gospel francophone s’inscrive dans un déni euphorique. Place aux zigomatiques et aux cymbales ! Mais si l’on prend le temps de regarder les répertoires en tant qu’ensembles cohérents, la réalité est différente. On s’aperçoit que l’objet principal du Gospel n’est pas d’esquiver le mal. De distraire en oubliant la mort.
Face au mal : le choix de la consolation
Il se propose au contraire d’identifier le mal, tel Moïse désignant Pharaon, afin d’apporter autre chose. Les paroles du Gospel francophone n’ignorent pas les chaînes et les larmes. L’un des « tubes » de Marie Misamu, chantre congolaise disparue en 2016, s’intitule « Ma consolation ». Sanglots, cris, enveloppés dans une mélopée intense et inspirée intègrent la problématique du mal, sans angélisme. Mais l’objectif est de sortir de la « vallée de l’ombre de la mort » pointée par le Psalmiste (Psaume 23). La musique Gospel est une musique de consolation qui dit le malheur, sans le minimiser, pour mieux inviter à survivre à la désolation et rouvrir l’avenir. Elle s’inscrit de plein pied dans le « temps de la consolation » analysé par le philosophe Michaël Foessel[1].
Face au stigmate : le refus des habits de victime
Face au stigmate, au mot qui blesse, au regard qui rabaisse, la musique Gospel apporte par ailleurs un contre-discours. L’Egypte de Pharaon proposait l’esclavage aux Hébreux ? Les Antilles et l’Afrique de l’Ouest ont subi, durant des siècles, les affres de la Traite négrière ? Qu’à cela ne tienne, les registres du Gospel vont réaffecter aux anciens esclaves et aux anciens dominés de l’époque coloniale le vocabulaire des conquérants. Quand Total Praise et Marcel Boungou, dans l’album Célébration 2, entonnent « Plus que vainqueur », il n’est pas seulement fait référence à la Bible (Épître aux Romains, chp 8, v.37). C’est aussi l’invitation à refuser les habits de victime, suivant une excellente expression de l’anthopologue Maïté Maskens[2].
Face à la force des dominants : la puissance de l’affranchi
Face à la férule des puissants, l’emprise du colon ou du patron tenté d’abuser de sa position de force sur un travailleur précaire, la musique Gospel formule aussi une autre contre-proposition : elle mise sur la puissance de l’affranchi. Les jours du dominant son comptés. D’esclave qu’il était, le dominé s’émancipe. Le Gospel s’appuie, pour décliner ce thème, sur le matériau primordial constitué par la saga de la sortie d’Egypte (Ancien Testament). Mais il recourt aussi, naturellement, à la métaphore du salut chrétien comme libération de l’esclavage du péché. « C’est pour la liberté que Christ vous a affranchis » (Galates 5 : 1). Les contenus du Gospel, musique religieuse, sont avant tout spirituels. Mais les usages sociaux de cette musique, aux Etats-Unis comme en France ou à Kinshasa, rapatrient le thème de l’affranchissement dans les enjeux du siècle. L’affranchi, débarrassé des chaînes de l’esclave, se découvre puissant, grâce au Dieu qui l’a libéré. « Que les faibles disent je suis fort / Que les pauvres disent je suis riche / Que l’aveugle dit je peux voir / Ce que Dieu a fait en moi », chante la Kinoise Dena Mwana (« Hossana », 2011).
Face à la vengeance : l’option du pardon
Enfin, l’un des effets, et non des moindres, que la musique Gospel peut induire sur ses auditeurs, est l’option du pardon. Devant le scandale du mal, le réflexe de vengeance vient souvent s’inviter sur l’avant-scène. Il prend les micros, mobilise les tribunes, fait défiler les slogans rageurs. Vengeance ! « Ils vont payer ! » Toute la construction symbolique du Gospel rejette ce réflexe, pour inviter au pardon chrétien. La haine et le ressentiment ne sauraient répondre au mal. Le pardon et la paix seuls peuvent libérer du cycle infernal. Un bon exemple nous est donné par Jessica Dorsey et Mélina Ondjani dans Bondye ou wo (Seigneur tu es tout puissant, en créole), qui a été primé comme meilleur clip aux Angels Music Awards 2015 à Paris. Ce chant traite d’un sujet ultra-sensible : la traite négrière, et en filigrane, le vieux contentieux entre Africains de l’Ouest restés en Afrique et Antillais. Les premiers, jusqu’au XIXe siècle, ont parfois vendu leurs compatriotes en esclavage aux marchands européens cupides du commerce triangulaire. Les seconds ont été débarqués dans les Caraïbes, déracinés, enchaînés, esclaves. Jessica Dorsey est Antillaise. Mélina Ondjani est Gabonaise. En chantant et jouant ce Gospel fastueux dans un clip ambitieux, les deux chantres revisitent les pages les plus sinistres de l’héritage afro-caribéen, en invitant à une mémoire transatlantique réconciliée et apaisée : « La colère a parlé, / Les cris ont enfin cessé, / La paix, doit s’imposer aujourd’hui » (3e couplet).
On parle de « justice restaurative », pour désigner un mode de réparation qui vise non pas seulement à punir, mais à améliorer le destinataire de la décision de justice. À bien des égards, le Gospel francophone fonctionne comme une musique restaurative. Ses destinataires font mieux que se divertir en l’écoutant. Ils sont invités à changer, et à adopter, face au mal, le choix de la consolation; face au stigmate, le refus des habits de victime; face aux dominants, la puissance de l’affranchi; et face à tentation de la vengeance, l’option du pardon.
[1] Michaël Foessel, Le temps de la consolation, Paris, Le Seuil, 2015.
[2] Maïte Maskens, Cheminer avec Dieu. Pentecôtismes et migrations à Bruxelles, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles.