Associer l’Algérie et le protestantisme ne va pas de soi. Pourtant, une identité protestante s’y développe discrètement depuis le XIXe siècle. Le point avec la chercheuse Fatiha Kaouès.
Chercheuse confirmée, Fatiha Kaouès a consacré sa thèse au développement du protestantisme évangélique au Moyen-Orient. L’ouvrage issu de sa thèse doit paraître aux éditions CNRS en octobre 2017. Elle nous en apprend plus sur le développement du protestantisme algérien.
Vous consacrez vos recherches actuelles à l’Algérie protestante : comment est-elle née ?
Le protestantisme n’est pas d’apparition récente en Algérie. Les protestants français s’y sont installés pendant la colonisation française (qui a débuté en 1830). Il est demeuré cependant la religion de l’étranger pendant très longtemps car l’administration coloniale (contrairement à certaines représentations répandues qui associent colonisation et évangélisation) s’est fortement opposée au déploiement d’une entreprise d’évangélisation massive. Pour autant, dans l’esprit de nombreux Algériens, l’islam était et demeure le cœur de cible des coloniaux. Par exemple, Ahmed Tawfiq al-Madani (1899-1983) membre fondateur du Front de libération nationale (F.L.N.) utilisait l’expression de « isti’mâr alçalibî » (le colonialisme croisé) pour évoquer le colonialisme français. Cela explique que les tentatives d’évangélisation, mises en œuvre en dépit des réticences des administrateurs coloniaux, notamment par le catholique Lavigerie (fondateur des « Pères blancs ») se sont heurtées à une extrême résistance des autochtones, comme les travaux de Karima Dirèche le démontrent fort bien[1].
Comment décririez-vous la communauté protestante algérienne actuelle ?
J’ai effectué mes travaux au sein de l’église du Plein évangile de Tizi Ouzou qui connaît un remarquable essor[2]. A l’échelle du pays, on dénombre environ 50 000 convertis. Les protestants algériens constituent une population hétérogène. Cependant, les premiers éléments de mon étude me font observer une majorité de jeunes de classe populaire à moyenne. Le succès des églises pentecôtistes s’explique entre autres du fait qu’elles mobilisent un mode de religiosité qui semble adapté au monde moderne. Par exemple, le culte s’accompagne de musique, ce qui rompt avec le style beaucoup plus dépouillé et austère du culte musulman. La langue du culte (arabe dialectal ou berbère plutôt qu’arabe classique, peu accessible à la majorité) témoigne aussi de cette capacité à « parler » au commun.
Comment expliquer que la Kabylie soit au cœur de ce développement protestant ?
L’explication est multifactorielle, je citerai cependant deux éléments, le premier historique : la Kabylie est un pôle central de contestation de l’Etat pour des raisons linguistiques et politiques. Mais il existe aussi un argument culturel : il existait un embryon de communauté chrétienne, surtout catholique qui a servi de ferment en quelque sorte pour le développement d’une communauté protestante autochtone.
Vous pensez donc que les missions catholiques ont aidé au développement du protestantisme ?
Oui, j’en suis persuadée même si ça n’était évidemment pas voulu. Si les historiens insistent à raison sur le faible succès des premières missions, on peut aussi mettre en évidence leurs effets à très long terme. Au cours de mes entretiens, j’ai rencontré nombre de convertis qui ont été préalablement éduqués dans des écoles catholiques ; bien que non soumis au prosélytisme, ils ont développé une certaine familiarité avec la culture chrétienne au sens large et acquis des rudiments de théologie chrétienne. Par exemple, une convertie me confiait que des expressions comme « vava rabbi » (Dieu le père en berbère) étaient d’usage courant en Kabylie, ce qui, bien entendu ne doit rien à l’islam. Cette familiarité avec des concepts chrétiens a contribué à faciliter le moment venu, le passage à la conversion.
A ce propos, que risquent concrètement les convertis ?
Leur quotidien n’est pas des plus simples. La société algérienne en général demeure profondément attachée à l’islam qui continue d’informer largement les comportements et mentalités. De plus, une loi a été adoptée en 2006 pour condamner le prosélytisme chrétien, manière selon certains de juguler le développement du christianisme. Mais ce qui est le plus redouté est d’un autre ordre : les convertis craignent de subir le rejet de leur environnement familial et professionnel, du coup, ils sont nombreux à cacher leur conversion.
Quelle place la francophonie joue-t-elle dans ce développement ?
Une place importante du fait des liens de proximité (culturelle, linguistique, géographique) qui existent entre les protestants algériens et leurs coreligionnaires français. L’Eglise du Plein Evangile a été fondée grâce au soutien de son « église mère » située à Mulhouse. C’est en France que se forment un nombre croissant d’aspirants pasteurs algériens, du fait de l’inexistence de structures dédiées dans ce pays. Cela est rendu possible grâce à une collaboration mise en place entre l’Eglise protestante d’Algérie (EPA) et de nombreuses institutions protestantes françaises de formation théologique.
Quelles sont les perspectives d’avenir pour le protestantisme en Algérie ?
Se convertir dans un pays où l’islam est religion d’Etat a un caractère particulièrement subversif. Ce faisant, le converti manifeste une volonté d’autodétermination, à distance des injonctions normatives qu’on voudrait lui imposer. Cette volonté de se déprendre d’une religion héritée est décrite comme Danièle Hervieu Léger comme une marque achevée de la modernité[3]. Il y a bien sûr un lien direct avec la volonté de démocratisation en général qu’un nombre croissant d’individus, au-delà bien sûr des seuls chrétiens, manifestent. Toutefois, la réaction catastrophée de certains face à la loi prohibitive de 2006 a été à mon avis trop hâtive : certes, cette loi réprime le prosélytisme mais elle installe aussi un cadre légal pour la reconnaissance du fait protestant algérien, et c’est une première dans tout le monde arabe. De fait, l’EPA a obtenu son officialisation en 2011. Si on ajoute le fait que la constitution révisée en 2016 introduit le concept de liberté de culte (et non seulement de liberté de conscience comme spécifié antérieurement), cela incite à un optimisme mesuré pour l’avenir des protestants algériens.
[1] Karima Direche, Chrétiens de Kabylie (1873-1954) Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale, Editions Bouchène, 2004
[2] Cette recherche fait l’objet d’un article en cours de publication : Fatiha Kaouès, « Convertis évangéliques au péril d’un islam d’Etat en Algérie », Critique Internationale, 2017, à paraître
[3] Danièle Hervieu Léger, Le Pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.