Avec la disparition de l’enseignant, bibliste et écrivain français Alfred Frédéric Kuen (1921-2018), la francophonie protestante européenne a perdu son auteur le plus prolifique.
Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, enseignant durant 40 ans à l’Institut Biblique Emmaüs (Suisse), maître d’œuvre de la « transcription dynamique de la Bible » Parole Vivante (1976), contributeur décisif à la traduction de la Bible du Semeur (1992), Alfred Kuen a marqué son temps. Il s’en est allé le 6 avril 2018, dans sa 97e année.
Né à Strasbourg (Alsace), fidèle à sa ville natale, Alfred Kuen était un protestant évangélique francophone aux yeux grand ouverts sur l’Europe. Très apprécié aussi en Suisse et en Belgique, cet auteur français n’était pas un homme de tribune, de télévision, d’effets de manche. Sa passion d’homme de foi, c’étaient de nourrir les Eglises avec des livres. Ses ouvrages ont largement circulé, jusqu’au Québec et en Afrique.
Une oeuvre francophone exceptionnellement féconde
Issu d’un milieu protestant luthérien, confirmé à 14 ans, formé dans les UCJG (Unions Chrétiennes de Jeunes Gens), il avait rejoint les cercles du protestantisme évangélique après une expérience spirituelle qui l’a conduit à consacrer son talent de pédagogue et de bibliste au service des églises. Forgé par les épreuves et le creuset de la guerre, dont il donne beaucoup de détails dans son autobiographie[1], Alfred Kuen ne recherchait jamais le conflit. Lecteur vorace, soucieux d’équilibre, il a déployé sa trajectoire en visant le long terme plutôt que la « politique protestante » à courte vue. Instituteur de formation, puis professeur en collège et maître formateur à l’Ecole Normale, il a longtemps concilié travail laïc et engagement d’Eglise. Très proche de la sensibilité évangélique piétiste des assemblées de frères, il est à l’origine de la naissance et de l’essor de l’Eglise de la Bonne Nouvelle à Strasbourg (rattachée au réseau CAEF), née aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale.
Il avait gardé, de son père peintre, la discipline du travail patient alliée au souci du détail. Passionné par la Bible et par la pédagogie chrétienne, il n’a eu de cesse de développer des outils de formation et de diffusion de la doctrine, principalement par les livres, mais aussi par l’enseignement, et, sur le tard, internet[2]. On lui doit, au total, près d’une soixantaine d’ouvrages souvent rédigés comme des manuels, voire des cours. Le montant de ses livres atteint environ 90 si l’on compte opuscules et textes secondaires. Cette œuvre considérable a parfois été critiquée pour son caractère compilatoire. Alfred Kuen répondait que son scrupuleux souci de citer les auteurs revenait à rendre à César ce qui est à César. Témoignage d’une ascèse mise au service de la diffusion du savoir biblique et doctrinal, cette production s’est déployée sur près de soixante ans. Elle porte la marque d’une approche évangélique de la foi, axée sur la piété pratique et la confiance portée aux Écritures, dont Alfred Kuen prenait soin de contextualiser et d’expliquer le contenu. Se distanciant des théologiens libéraux, méfiant vis-à-vis du pluralisme doctrinal et des possibles déconstructions induites par l’utilisation des sciences humaines, il passe, pour beaucoup, comme un gardien -pondéré- d’une forme « d’orthodoxie » protestante évangélique piétiste, à l’image du dogmaticien français Henri Blocher. Une ligne distante aussi bien d’un pluralisme théologique jugé trop moderniste, que d’un pentecôtisme considéré à ses yeux comme trop axé sur l’expérience.
Figure de proue de l’Institut d’Emmaüs (Suisse)
Dans l’histoire de la francophonie protestante contemporaine, on retiendra aussi qu’il est celui qui a le plus contribué, depuis 1945, à un rééquilibrage du centre de gravité de la lecture évangélique vers une production européenne, en langue française. C’est en particulier grâce à lui que les librairies protestantes évangéliques ont diversifié leur offre, et moins dépendu des traductions depuis l’anglais, venues du monde éditorial anglophone.
Son oeuvre écrite s’est doublée d’un engagement pédagogique manifesté en particulier à l’institut biblique d’Emmaüs, en Suisse. Il y tient un poste d’enseignant officiel de 1976 à 1986, puis y poursuit des responsabilités prolongées, notamment dans l’édition, jusqu’en 2015 (!). Des milliers d’étudiants, souvent pasteurs aujourd’hui, ont bénéficié d’une manière ou d’une autre de son enseignement écrit et/ou oral. Quand on lui demandait de ralentir un peu son rythme afin d’éviter de « brûler la chandelle par les deux bouts », il répondait: « Ce n’est pas grave, puisque l’un des bouts est éternel ! »
[1] Alfred Kuen, Mon parcours de vie, St Légier, ed. Emmaüs, 2011 (328p).
[2] Voir son site, https://www.alfredkuen.com/