La visite actuelle du Premier Ministre vietnamien en Algérie rappelle un héritage colonial et francophone partagé.
Le protestantisme n’y a pas joué les premiers rôles, loin s’en faut, mais au Vietnam, il est aujourd’hui très vivace. Dans cette première série en six volets sur la francophonie protestante au Vietnam, on découvre les débuts du protestantisme vietnamien, inscrits dans un XXe siècle troublé marqué par la colonisation française (peu favorable aux protestants) puis les guerres d’indépendance.
Estimé à environ 2 millions aujourd’hui (1), les protestants constituent, au sein de la République socialiste du Vietnam, une « minorité active » qui vit en liberté surveillée. Le régime communiste actuel qui gouverne toujours le pays depuis l’indépendance complète, chèrement acquise (1975), a assoupli depuis quelques années le contrôle qui pèse sur les religions.
Les protestants, parmi d’autres, en ont profité. Ils développent prudemment mais résolument des réseaux qui leur ont donné la réputation de « religion qui croît la plus vite » au Vietnam. Cet essor s’appuie sur la base de racines en partie francophones qui remontent au début du XXe siècle.
Colonisation française et visibilité catholique
Etat membre de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) depuis 1970, le Vietnam est d’autant plus marqué par l’impact linguistique et culturel francophone qu’il a été colonisé par les Français. C’est en 1862 que l’emprise française commence à s’exercer sur ce qu’on appelle aujourd’hui le Vietnam, avec l’investissement militaire de la Cochinchine (Traité de Saigon), au nom de raisons en partie religieuses (défense de la minorité catholique jugée persécutée).
Peu à peu, la férule française s’est étendue. Encouragée par Jules Ferry, l’expédition du Tonkin, dans les années 1880, permit à la République française de compléter sa mainmise coloniale sur le territoire de l’actuel Vietnam. L’ancien royaume d’Annam se trouva désormais divisé en trois entités distinctes, mais toutes placées sous contrôle français : la colonie de Cochinchine et les protectorats du Tonkin et d’Annam. En 1887, elles s’insèrent dans ce qu’on appelle désormais couramment l’Indochine française. La dynastie Nguyễn, héritière des temps pré-coloniaux, est maintenue en place, mais ne conserve qu’un pouvoir symbolique.
Le protestantisme, durant cette période, n’est pas encore implanté au Vietnam. C’est le catholicisme qui défend la bannière chrétienne, sur la base d’une protection particulière des autorités coloniales françaises, qui lui confèrent des privilèges et des postes réservés dans l’éducation et les structures gouvernementales. De cette période restera l’idée que le christianisme francophone équivaut au catholicisme colonial….
Implantation protestante à partir de 1911
Par réaction, l’implantation lente du protestantisme dans la colonie indochinoise, à partir de 1911, s’appuiera plutôt sur l’anglais. Le sociologue Jean-Paul Willaime, invité plusieurs fois pour enseigner à Hanoï dans le cadre d’un partenariat avec l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Sorbonne), a retracé, pour la revue Social Compass, cette histoire singulière(2). Il rappelle que l’implantation protestante au Vietnam remonte à l’année 1911, à Đà Nẵng, avec le début des activités missionnaires de la Christian and Missionary Alliance (CMA). La CMA est une mission protestante évangélique américaine, toujours active aujourd’hui, fondée par Albert Benjamin Simpson (1843–1919), un pasteur presbytérien (réformé) canadien habité par le souci de “l’évangélisation du monde”. Simpson insistait en particulier sur “Fourfold Gospel”, l’Evangile à quatre angles, basé sur Jésus-Christ comme “Sauveur, Seigneur, Guérisseur et Roi qui vient”. C’est sous cette forme évangélique, à partir d’une source nord-américaine, que le protestantisme est né au Vietnam, alors marqué par le bouddhisme (religion majoritaire) et le catholicisme (fortement soutenu par les colonisateurs, et adopté par une assez large part de la population).
Quand le futur Hô Chi Minh écrit au pasteur Soulier
En 1911, les autorités françaises autorisent l’activité de trois pasteurs. Leur nombre augmente ensuite pour atteindre 30 en 1928, sous l’impulsion de la Mission Évangélique de l’Indochine Française, fondée en 1927. Sur le plan linguistique, mais aussi dans ses relations avec la France, ce protestantisme s’éloigne peu à peu du référentiel anglophone : hybridé et inséré dans l’espace colonial indochinois français, il devient de plus en plus francophone, bien que l’influence américaine reste dominante jusque dans les années 1960. Les protestants français de métropole manifestent de plus en plus d’intérêt pour leurs « frères et soeurs » indochinois, à tel point que le futur Hô Chi Minh, alors présent à Paris depuis 1919, adresse une lettre au pasteur Soulier, le 8 septembre 1921. Dans cette lettre, exhumée et analysée par Pascal Bourdeaux, le futur porte-drapeau du Vietnam indépendant fait part de sa perplexité devant les ambigüités d’un intérêt missionnaire protestant qui se greffe dans un contexte colonial problématiquet(3). Ce processus s’accompagne aussi en Indochine même d’un assouplissement du rapport entretenu au protestantisme local par les autorités françaises, dans un contexte où s’annoncent les luttes pour la décolonisation.
Après 1945, les protestants vietnamiens, comme tous leurs compatriotes, vont se retrouver dans la tourmente de la guerre d’Indochine entre 1946 et 1954 (contre la tutelle coloniale française) puis de la guerre du Vietnam (contre les Etats-Unis et leurs alliés du Sud-Vietnam) entre 1955 et 1975. Durant cette période, les églises vont connaître de profondes mutations, et le départ de nombreux missionnaires américains ou même français, dont le pasteur Daniel Bordreuil (1929-2013), longtemps basé à Phan-Thiet, auteur d’une thèse sur le linguiste jésuite Alexandre de Rhode, grande figure de la mission catholique en Indochine au XVIIe siècle. Au sortir du maelstrom de trente ans de guerre, le fragile protestantisme vietnamien a dû s’adapter à un contexte inédit : faire vivre des Églises vietnamiennes sous un régime communiste-léniniste très méfiant vis-à-vis des chrétiens.
(1) La grande majorité sont évangéliques, évalués à 1,57 millions de fidèles par l’atlas Operation World (GMI ed. 2010, p.883) ; ce même atlas évalue charismatiques et pentecôtistes (comptés à part) à un peu plus de 800.000 fidèles au Vietnam.
(2) Jean-Paul Willaime, « Le Vietnam au défi de la diversité protestante », Social Compass, 57 (3), 2010, p.313-331.
(3) Pascal Bourdeaux, « Note sur une lettre inédite de Hô Chi Minh à un pasteur français (8 septembre 1921) », Etudes Théologiques et Religieuses, t.87, 2012/3, p.293-312.