Dans le kaléidoscope protestant francophone, la Mission Timothée compte aujourd’hui une trentaine de communautés, en France, mais aussi en Suisse, à Madagascar, en Belgique ou en Guinée Conakry. Qui sont ces chrétiens ?
Pour en savoir plus sur l’origine du mouvement, un livre à lire : Stéphane Zehr, Histoire de la Mission Timothée, Les jours des petits commencements (1972-1986), Alès, Calvin éditions, 2023 (326p).
La Mission Timothée est aujourd’hui familière à beaucoup de protestants francophones. Elle renvoie tantôt à de beaux chants, portée par une hymnologie et des chorales très appréciées, tantôt au fier réseau des librairies Jean Calvin, tantôt enfin aux stands et animations proposés, chaque année, à l’Assemblée du Désert, au Mas Soubeyran.
Nul doute que le superbe livre que Stéphane Zehr lui a consacré en 2023 va renforcer cette familiarité, et l’ancrer dans une mise en perspective historique de bon aloi. Le premier volet de cette Histoire de la Mission Timothée (de 1972 à 1986) est désormais une référence incontournable. Très élogieux, l’historien et préfacier Pierre-Yves Kirschleger souligne que l’auteur a « relevé et réussi le défi de manière remarquable » (p.9). Que Stéphane Zehr soit remercié en effet pour cette synthèse claire, passionnante et très bien informée, rédigée d’une écriture limpide, nourrie d’une grande culture historique. Le volume est également agrémenté d’abondantes illustrations qui nous invitent, page après page, à un véritable voyage visuel dans le temps, découvrant visages, réunions, lieux emblématiques, cantiques, courriers et affiches.
Les débuts de l’Entreprise Timothée
Après une introduction qui manifeste le souci de sortir la Mission Timothée de l’invisibilité historiographique (p. 15 à 23), une première partie se focalise sur « le milieu Krémer, 1922-1972 » (p.25 à 100). L’occasion de faire la connaissance d’un père fondateur, Emile Krémer (1895-1990), issu du milieu mennonite de Moselle, qu’il quitte pour fonder un mouvement chrétien piétiste plus rigoriste, axés sur l’étiologie du mal (p.53-54). C’est notamment par la confession des « péchés des ancêtres » (jusqu’à la 3e et 4e génération) que les « blocages spirituels » sont appelés à disparaître. Charismatique à sa manière, convainquant et énergique, Emile Krémer est peu à peu rejoint par divers cercles, qui constituent un premier réseau, porteur de la Mission Foi Évangile (1960-72), axée sur l’évangélisation du centre de la France.
La seconde partie du livre nous décrit ensuite « une longue année 1972 » (p.101 à 166). C’est l’occasion de rencontrer et découvrir une seconde figure fondatrice, celle de Bertin Issarte (1926-1985), « homme-message », dont l’influence sur le mouvement naissant s’affirme à partir de 1956. Un milieu chrétien spécifique se consolide alors, sur une base piétiste stricte, marquée par l’importance de l’orthopraxie validée via le contrôle social des responsables. Non sans proximités avec le darbysme (ou même le premier méthodisme), le mouvement s’inscrit dans un régime d’intensité du Croire qui le conduit à se distinguer des autres chrétiens, aisément jugés pour leur tiédeur ou leur mondanité (1). Soulevant l’hypothèse d’un « Réveil » à la nouvelle Faculté Évangélique de Vaux-sur-Seine, entre 1969-72, Stéphane Zehr montre bien, dans des développements captivants (p.118 à 137), comment l’entreprise tourne court. En fin de compte, les étudiants de la FLTE de Vaux rattachés ce qui va devenir « l’Entreprise Timothée » (1972) sont exclus par le doyen d’alors, John Winston.
La troisième et dernière partie se consacre à la mise en place et à l’essor de « l’Entreprise Timothée » (p.167-282), à partir de son fief d’Anduze (Cévennes). Stéphane Zehr n’a pas son pareil pour exploiter au mieux les sources, notamment en matière de chant et d’hymnologie, ou de parcours de vie. Dans un milieu très masculiniste, les hommes ont la part belle, mais l’auteur a pris grand soin d’intégrer des témoignages féminins fort éclairants. Il met également en perspective les différents axes d’expansion de l’Entreprise Timothée (devenue Mission Timothée en 1986), qui trouvent une part de leur explication dans la tension entre deux offres un peu différentes (p.174) : celle de Jean-Jacques Rothgerber, d’un côté, qui prône une évangélisation tous azimuts, et Daniel Issarte d’autre part, qui privilégie le renforcement communautaire autour de la cure d’âme.
L’impressionnant travail réalisé par le foyer Mahanaïm qui accueille, depuis 1974, des marginaux et jeunes en difficulté, est également documenté minutieusement. Stéphane Zehr a ainsi dépouillé les 1512 fiches qui couvrent les années 1974-86. Pas moins de 2300 personnes (estimation basse) seraient passées par les portes de cette structure d’accueil (p.219). On comprend, dans ces pages, la force d’attractivité du mouvement. Même s’il se focalise surtout sur une forme de réveil intraprotestant – à l’image des darbystes et des méthodistes au XIXe siècle, et à l’inverse des baptistes ou des pentecôtistes -, l’Entreprise Timothée parvient à toucher aussi des personnes d’autres horizons. Les cercles s’élargissent, les conversions s’ajoutent, les implantations se multiplient.
Ouverture et routinisation
L’ouvrage vaut aussi par ses silences. Bien peu nous est dit sur le contrôle social exercé dans cet évangélisme piétiste rigoriste, en dépit de pages bienvenues sur les questions de sexualité et de tenue vestimentaire.
Les particularités très intrusives de la cure d’âme proposée dans ce milieu chrétien, ainsi que les spirales de culpabilisation induites par la recherche des « péchés des ancêtres », sont peu, ou pas évoquées. Les questions posées par l’autorité d’un cadre hiérarchique assez fondamentaliste, exclusivement masculin, volontiers focalisé sur le rejet de la « souillure », ne sont qu’effleurées. Des témoignages oraux, notamment dans l’Église baptiste de Nancy, durablement meurtrie par l’impact de l’offre de l’Entreprise Timothée sur ses membres, auraient pu être glanés, en complément des sources pro domo détaillées aux pages 257 à 260.
Bien des éléments auraient pu inviter à penser la question des dérives sectaires, non pas seulement sous l’angle d’une société globale jugée implicitement intolérante, mais aussi à partir des effets sociaux subis par celles et ceux qui, au contact du mouvement Timothée, ont parfois exprimé déception, souffrance et rejet. La critique historienne, ici, fait un peu défaut dans l’ouvrage.
Mais à l’inverse du Centre Missionnaire de Carhaix (Centre-Bretagne), autre entreprise piétiste et dirigiste à fort contrôle social qui a fini par s’autodétruire, entre repli, déni et dérives de la cure d’âme (2), le Mouvement Timothée a plutôt suivi la trajectoire inverse. Au vu de son sillage passé, le livre Du ghetto au réseau (2005), pointait encore son rigorisme maximaliste. Depuis, il s’est graduellement ouvert. Fort aujourd’hui d’une trentaine d’Églises locales, il a su, en partie, se réinventer, non sans jouer crânement la carte du patrimoine protestant, sur fond d’une critique persistante des « évolutions théologiques, cultuelles et culturelles du néo-évangélisme » (p.286).
Le bel ouvrage que Stéphane Zehr a consacré aux débuts de cette œuvre s’inscrit dans cette ouverture… en attendant que s’écrive la suite de l’histoire, de 1986 aux années 2020 !
Pour l’heure, cet ouvrage bienvenu comble un grand vide. Généreuses en sources et en explications, avec une attention louable au contexte culturel et social, ces pages enrichissent notre compréhension, non seulement de la « nouvelle France protestante » , mais aussi du kaléidoscope chrétien francophone.
(1) Alice Wemyss, Histoire du Réveil, 1790-1849, Les Bergers et les mages, 1977.
(2) Le Centre Missionnaire de Carhaix a été fondé par le pasteur Yvon Charles en 1966. Il implose en 2022-23 au terme d’une longue dérive interne.